Introduction
L'administration fiscale a publié 8 fiches pratiques pour aider à comprendre l'application des taux d'intérêts.La fixation du taux d’intérêt des prêts consentis entre entreprises d’un même groupe est un enjeu majeur des contrôles fiscaux depuis ces 15 dernières années.
En effet, la loi de finances pour 2006 a modifié le Code général des impôts en y ajoutant une disposition qui encadre la déductibilité des intérêts versés entre entreprises liées (article 212, I, a du CGI).
Par principe, la limite de déduction des intérêts est fixée selon le Taux Moyen Pratiqué par les établissements de crédit, dit "TMP" (voir notre article sur le TMP et l’article 39, 1, 3° du CGI ).
Par exception, l’entreprise peut déduire un taux d’intérêt individualisé mais à condition de démontrer qu’il s’agit d’un taux de marché (les développements qui suivent porteront sur ce point).
Il ressort clairement des travaux parlementaires sur cet article 212, I, a que le législateur a entendu réserver l’application d’un taux d’intérêt individualisé uniquement aux entreprises qui déterminent ce taux conformément aux règles de prix de transfert.
Extrait des travaux parlementaires sur l’article 212, I, a du CGI
Le I de l’article 212 dans la rédaction proposée par le I du présent article prévoit donc, pour ces cas très limités, la possibilité de déroger à la limite prévue à l’article 39-1-3° lorsque le taux que l’entreprise sert est supérieur mais correspond au taux « que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ». Cette formulation fait référence au principe de pleine concurrence explicité par les travaux de l’OCDE pour la détermination des prix de transfert en se fondant sur la notion de comparabilité. Dans les principes applicables en matière de prix de transfert, évoqués précédemment, les entreprises multinationales doivent établir leurs prix de transfert en respectant le principe de « pleine concurrence », c'est-à-dire en utilisant des prix qui soient comparables à ceux qui seraient pratiqués entre deux entreprises indépendantes dans des conditions similaires. S’agissant des emprunts, le principe est de fixer le taux d'intérêt intersociétés en fonction du taux comparable pratiqué dans le cadre d'opérations de prêt sur le marché libre (ce qui est visé par l’expression « établissements ou […] organismes financiers indépendants) qui satisfont à ces critères de comparabilité (c’est la justification de la mention des « conditions analogues »), les opérations de pleine concurrence n’étant pas toujours tout à fait comparables. Pour définir le taux de pleine concurrence, certains — 461 — éléments de comparaison peuvent être utilisés, notamment le taux moyen des intérêts des avances sur titres pratiqués par la Banque de France ou éventuellement le taux payé par l'entreprise créancière pour les sommes personnellement empruntées (1). Mais, si ces critères ont une incidence sur le taux d'intérêt de pleine concurrence du fait de conditions qui ne sont pas tout à fait comparables, l’entreprise devra procéder à des corrections (2).
Gilles Carrez, rapport devant l’Assemblée nationale n° 2568, p. 460
La preuve d’un taux individualisé est donc particulièrement difficile à apporter pour un contribuable parce que se placer sur le terrain des prix de transfert implique de maitriser des notions économiques très spécifiques (devise, maturité, notation de crédit, secteur d’activité,…). La littérature sur ce sujet est prolixe, la doctrine, la jurisprudence et les interminables commentaires de l’OCDE en matière de prix de transfert sont néanmoins d’une précieuse aide.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons une synthèse des référentiels qu’une entreprise peut utiliser pour justifier d’un taux d’intérêt individualisé dans prêt intragroupe.
I - L’utilisation du marché bancaire
Le Code général des impôts pose très clairement un principe de référence au marché bancaire pour l’application d’un taux individualisé sur les financements intra-groupes.
« Les intérêts […] sont déductibles […] d’après le taux que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ».
Article 212, I, a du Code général des impôtsEn pratique, cela signifie qu’une entreprise qui souhaite faire application d’un taux d’intérêt individualisé doit appliquer le taux qu’une banque lui propose dans une offre de prêt ferme et définitive.
Or, dans un certain nombre de cas le recours au marché bancaire n’est pas envisageable. En effet, aucune banque n’accepte de prêter à l’entreprise emprunteuse soit parce que sa situation est trop risquée, soit parce que la conjoncture économique ne lui est pas favorable (tel a notamment été le cas pendant la crise de 2008, les banques ayant refusé un très grand nombre de prêts et tel sera certainement le cas à la suite de la crise sanitaire que nous traversons).
Lorsque le recours au marché bancaire n’est pas envisageable alors l’entreprise emprunteuse peut sous certaines conditions avoir recours au marché obligataire.
II - L’utilisation du marché obligataire
Le recours au marché obligataire a été consacré par le Conseil d’Etat dans un avis contentieux très attendu de 2019 (CE, avis, 10 juillet 2019 n°429426, Wheelabrator Group ). Une entreprise peut déterminer un taux individualisé pour ses prêts intragroupe sur la base de comparables du marché obligataire sous réserve que les conditions économiques soient comparables et que le recours à l’émission d’obligations soit une alternative réaliste à un prêt intragroupe.
«L'entreprise emprunteuse,[…] peut […] tenir compte du rendement d'emprunts obligataires émanant d'entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables, lorsque ces emprunts constituent, dans l'hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe. »
CE, avis, 10 juillet 2019 n°429426, Wheelabrator Group, considérant n°7Il est donc admis pour une entreprise emprunteuse de justifier de son taux d’intérêt sur la base de comparables émanant du marché obligataire mais à la double condition que (A) la transaction dont elle entend reprendre le taux soit conclue dans des conditions économiques comparables à la sienne; et (B) que le marché obligataire soit une alternative réaliste à un prêt intragroupe.
A - Une transaction comparable
Pour que deux transactions soient comparables, elles doivent d’une part être effectuées dans des circonstances économiques analogues et d’autre part elles doivent partager des caractéristiques économiques communes.
Les circonstances économiques analogues
Des circonstances économiques sont analogues lorsque les entreprises opèrent sur des secteurs d’activité analogues (ex: secteur industriel) et que leur notes de crédit sont analogues.
Lorsque de tels comparables n’existent pas avec ces exigences très précises sur le marché obligataire il est possible de retenir des comparables dans des situations légèrement différentes mais à conditions que ces différences se traduisent matériellement par un ajustement du taux retenu.
«Pour pouvoir faire des comparaisons, il faut que les marchés sur lesquels opèrent les entreprises associées et les entreprises indépendantes ne présentent pas de différences ayant un effet sensible sur les prix ou que des correctifs appropriés puissent être apportés.»
Instructions sur les prix de transfert relatives aux transactions financières: Cadre inclusif sur le BEPS : Actions 4, 8-10, paragraphe 10.30, page 11Les caractéristiques économiques communes
Les caractéristiques économiques d’un prêt sont notamment, le montant du prêt ; son échéance ; l’échéancier de remboursement ; la nature ou l’objet du prêt (crédit commercial, opération de fusion/d’acquisition, hypothèque, etc.) ; le rang et le degré de subordination, l’emplacement géographique de l’emprunteur ; la devise ; la sûreté octroyée ; la présence d’une garantie et sa qualité ; le taux d’intérêt fixe ou variable. etc.
Finalement, le nombre de caractéristiques qui entrent en compte dans la détermination du taux d’intérêt d’un prêt sont presque illimitées puisqu’il existe autant de variables que de prêts différents.
Quelles caractéristiques le contribuable doit il retenir pour que sa transaction soit comparable ?
L’OCDE apporte une réponse à cette question (cité précedemment, paragraphe n° 2.15, page 5 ). Une transaction sur le marché libre est comparable à une transaction contrôlée si :
a) aucune différence entre les transactions n’est susceptible d’avoir une incidence sensible sur le prix, ou
b) des ajustements suffisamment fiables peuvent être apportés pour supprimer les effets matériels de ces différences.
« Lorsqu’il est possible d’identifier des transactions comparables […], cette méthode doit être dans ce cas préférée à tout autre. »
OCDE, principes applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, Méthodes de prix de transfert, paragraphe n° 2.15B - Une alternative réaliste à un prêt intragroupe
L’entreprise qui entend réaliser un prêt intragroupe et appliquer un taux d’intérêt individualisé peut chercher des comparables sur le marché obligataire pour justifier de ce taux. Néanmoins dans un tel cas il doit être crédible que l’emprunteuse se serait tournée vers le marché obligataire à défaut d’un financement intragroupe et non vers le marché bancaire.
Concrètement le contribuable doit démontrer que la seule alternative réaliste à un prêt intragroupe était pour l’entreprise emprunteuse d’émettre des obligations. On peut dès lors imaginer que des refus de prêts bancaires constituent autant d’indices qui plaident dans le sens d’une impossibilité pour l’emprunteur de recourir au marché bancaire et ainsi que la seule alternative réaliste à une émission d’obligations est l’emprunt intragroupe.
III - L’utilisation de l’appartenance à un groupe
En l’état de la jurisprudence actuelle, le taux d’intérêt qu’une entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues doit être apprécié au regard des caractéristiques propres de cette entreprise et non de celles du groupe de société auquel elle appartient.
Par conséquent, ni l’administration fiscale (CE 19 juin 2017, n°392543, General Electric ), ni le contribuable (CE 18 mars 2019, n°411189, Siblu ), ne peuvent prétendre qu’une garantie implicite résultant de l’appartenance de l’emprunteur à un groupe de société influe sur la détermination du taux d’intérêt qui lui est applicable.
Néanmoins comme nous l’avons vu en introduction le législateur a souhaité que l’article 212, I, a s’interprète conformément aux règles applicables en matière de prix de transfert. Or, les règles applicables en matière de prix de transfert dictées par l’OCDE reconnaissent très explicitement que l’appartenance à un groupe doit être prise en compte pour déterminer le taux d’intérêt qu’une entreprise emprunteuse aurait obtenu.
« L’effet de l’appartenance à un groupe doit être pris en compte aux fins d’évaluer les conditions auxquelles une entreprise multinationale aurait obtenu un emprunt auprès d’un prêteur indépendant. »
BEPS : Actions 4, 8-10, paragraphe n°10.76, page 19Commentaires OCDE sur l'effet de l’appartenance à un groupe
10.76. L’effet de l’appartenance à un groupe doit être pris en compte aux fins d’évaluer les conditions auxquelles une entreprise multinationale aurait obtenu un emprunt auprès d’un prêteur indépendant, et ce, à double titre. Premièrement, les politiques et pratiques de la direction du groupe en matière de financement externe aideront à déterminer les conditions qui auraient été conclues entre l’entreprise et un prêteur indépendant, notamment le prix (à savoir le taux d’intérêt servi) et toutes les caractéristiques économiquement pertinentes, comme la nature du prêt, sa durée, la devise utilisée, les garanties mises en place, les clauses financières restrictives, les stratégies commerciales, etc. Deuxièmement, l’entreprise multinationale peut recevoir un soutien de la part du groupe pour pouvoir honorer ses obligations financières dans l’hypothèse où, en tant qu’emprunteur, elle rencontrerait des difficultés financières. Le paragraphe 1.158 du chapitre I des présentes directives est utile pour analyser l’effet de l’appartenance à un groupe sur les conditions et modalités de prêt consenties lorsque l’entreprise multinationale qui emprunte obtient des avantages accessoires uniquement du fait de son appartenance à un groupe, autrement dit au titre d’une association passive.
10.77. Dans le contexte de prêts intra-groupe, ces avantages accessoires dont une entreprise multinationale est censée bénéficier uniquement du fait de son appartenance à un groupe sont considérés comme un soutien implicite. L’effet d’un éventuel soutien du groupe sur la notation de crédit d’une entité et tout effet de ce soutien sur la capacité de l’entité à emprunter, ou sur le taux d’intérêt servi sur les emprunts qu’elle contracte, ne nécessitera aucun paiement ou ajustement de de comparabilité. Voir exemple 1 aux paragraphes .164 - 1.166 du chapitre I et section D.3.
10.78. L’existence d’un soutien implicite du groupe peut avoir un effet sur la notation de crédit de l’emprunteur ou sur la notation de tout titre de dette émis par lui. Le statut d’une entité au sein du groupe peut aider à déterminer l’impact que le soutien éventuel du groupe peut avoir sur la notation de crédit de l’émetteur de titres de dette. Les entités d’un groupe d’entreprises multinationales auront plus ou moins de chances de recevoir un soutien de la part du groupe auquel elles appartiennent selon leur importance relative pour le groupe dans son ensemble et selon l’étroitesse des liens qu’elles entretiennent avec le reste du groupe, soit dans le fonctionnement actuel de celui-ci, soit dans le cadre d’une stratégie future. Un membre d’un groupe d’entreprises multinationales qui entretient des liens plus étroits avec le reste du groupe, qui fait partie intégrante de l’identité du groupe ou qui joue un rôle important pour sa stratégie future, en exerçant des activités rattachées au cœur de métier du groupe, aura en règle générale plus de chances d’obtenir un soutien de la part d’autres membres du groupe, et se verra en conséquence attribuer une notation de crédit plus étroitement corrélée à celle du groupe. À l’inverse, il est peut-être fondé de considérer qu’une entité qui ne présente pas les mêmes caractéristiques ou qui entretient des liens moins étroits avec le reste du groupe pourra certes recevoir un soutien de la part du groupe, mais dans des circonstances plus limitées. Dans le cas d’une entité pour laquelle on dispose de données attestant qu’elle ne recevra aucun soutien de la part du groupe, il pourra être approprié, au regard des faits et circonstances propres à son cas, de se borner à considérer la notation de crédit individuelle de l’entité.
Cette différence entre l’état de la jurisprudence actuelle et les commentaires pourtant très clairs de l’OCDE vont nécessairement conduire à de grandes plaidoiries.
D’après vous, est ce que le Conseil d’Etat reviendra sur sa jurisprudence? Donnez nous votre avis dans les commentaires .
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RDF n°38 du 17 septembre 2020, étude n°367
- Article 212, I, a du Code général des impôts
- Travaux parlementaires sur l’article 212, I, a du CGI , voir p.460 du rapport
- Principes de l'OCDE applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2017
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A propos de l'auteur
Romain Ponsot
Romain est avocat fiscaliste au barreau d’Aix en Provence. Grâce à son expertise tant en matière de TVA, fiscalité internationale, problématiques intragroupe qu’en matière de fiscalité des particuliers, Romain vous guidera au travers d’articles professionnels et humoristiques.Romain, poète dans l’âme, aime particulièrement le couscous et passe beaucoup de temps à glacer ses souliers. Profil LinkedIn
Franck
Envoyé le 25/11/2020